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Elle s’inquiète pour son fils. Tout le temps. Sans raison objective. Il a plus de 30 ans, mais elle l’appelle tous les soirs pour s’assurer qu’il est bien rentré. C’est quoi cette angoisse irraisonnée? Du coup, elle a consulté. Pas un psy: un philosophe. Jean-Eudes Arnoux, professeur de philosophie vaudois, est également philoconsultant. Son travail? Recevoir des personnes qui «se posent des questions». «Ce sont surtout des femmes, dans des situations diverses: travail de deuil à faire, réorientation professionnelle en cours, difficultés familiales…» Pourquoi lui? «Souvent, elles ont déjà vu plusieurs psys. Avec la philo, elles cherchent autre chose: à comprendre leurs propres interrogations mais en s’ouvrant à plus large, en regardant au-delà d’elles-mêmes.» En clair, elles ont besoin d’échanger sur des thèmes qui les préoccupent pour prendre du recul et gagner en lucidité. Jean-Eudes Arnoux anime aussi des ateliers dans des classes d’enfants de 6 ans et donne des conférences dans des entreprises.

Voilà donc la philosophie sortie du cercle fermé de l’alma mater. «La discipline se nourrit de tout ce qui fait notre quotidien, s’empare de toutes les questions que chacun de nous se pose.» Autrement dit: elle est universelle.

Il suffit de voir son succès médiatique pour s’en convaincre. Quelques figures de philosophes sont peu à peu devenues des incontournables des plateaux télé. Il faut dire qu’ils parlent bien. Et passionnément. L’animateur n’a qu’à les mettre les uns face aux autres pour être sûr de faire du «buzz».

Mais il n’y a pas que les Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Régis Debray ou Bernard-Henri Lévy. Ces maîtres de la dialectique ne sont pas les seules figures de proue. Relayée par des experts non starifiés, la philo imprègne les colonnes de la presse, commentant ici l’info, là les trends sociétaux. Sans oublier, bien sûr, les émissions spécialisées, radio ou télé, qui cartonnent au palmarès des programmes podcastés. Juste après l’histoire.

Comment justifier cet engouement métaphysique? Comment les descendants de Socrate, Nietzsche, Kant ou Schopenhauer sont-ils sortis de l’ombre pour devenir nos nouvelles stars montantes?

Toujours plus de questions

«Nous vivons dans un monde en accéléré: entre la naissance et la mort, nous sommes confrontés à davantage de changements, de nouveautés et de connaissances que l’ont été les générations précédentes», répond Jean-Eudes Arnoux. Et alors? Cette instabilité, jointe au fait que, selon le paradigme de l’homme véhiculé par la société moderne, cette naissance et cette mort sont réputées marquer le début et la fin de la vie humaine, fait naître toujours plus d’inquiétude. Et de questionnement. On veut y voir plus clair, voire (re)trouver du sens. L’e-connection à tous et le lien instantané avec tous les savoirs augmentent le risque de confusion. Cette ouverture sur le monde et ce soupçon de finitude engendrent un flot permanent d’interrogations et de peurs. Or, vers qui ou quoi se tourner pour trouver des réponses ou une manière de s’apaiser?

Sociologue et chercheur en sciences cognitives à Genève, Fabrice Clément rappelle qu’autrefois hommes d’Eglise, politiques et scientifiques jouaient à la fois les rôles de catalyseur et de porteur d’espoir. Mais aujourd’hui… La religion, d’abord: «Certains la choisissent, mais beaucoup s’en détournent et s’en méfient, entre autres par rejet des dogmes.» La science ensuite. Certes, elle n’a pas dévié de sa trajectoire et poursuit avec la même rigueur son décryptage sur le fonctionnement du monde et de notre cortex. Mais les hypothèses qu’elle pose et les lois qu’elle en dégage sont sujettes à remise en cause, à âpres discussions entre les chercheurs eux-mêmes. De plus, les nuances et implications qui se dégagent de leurs recherches sont loin d’être accessibles au plus grand nombre. A l’exception de quelques films vulgarisateurs et de quelques scientifiques, tels Etienne Klein ou Bertrand Piccard qui ont popularisé leur discipline, le discours des sciences demeure hermétique. Reste la politique. Pendant un peu plus d’un siècle, «c’est vers l’imaginaire politique que l’on s’est tourné pour savoir comment s’organiser ensemble, sur quelles valeurs se coordonner», constate Fabrice Clément. Mais aujourd’hui, dans la plupart de nos sociétés occidentales, l’image de la politique est tellement écornée, son influence nous apparaît si réduite, écrasée qu’elle est sous le poids de l’économie, que peu d’entre nous lui accordent encore leur confiance.»

Et la psy? N’est-ce pas elle qui, depuis plusieurs décennies, a pris le relais pour nous soutenir dans nos moments de crise comme dans nos désirs d’épanouissement? Sauf que, comme le relève Jean-Eudes Arnoux, elle ne parvient pas à satisfaire ceux qui s’interrogent, doutent, voire redoutent l’avenir, sans pour autant se dire en souffrance. «Peut-être aussi cherche-t-on à se soulager d’une trop grande focalisation sur soi, d’un trop grand nombrilisme», suggère-t-il encore. Les personnes qui viennent le voir le font aussi pour savoir ce que d’autres avant elles ont pensé de telle situation, ou de tel élément intrinsèque à la condition humaine. «Elles sont dans une démarche d’ouverture… même si, toujours, elles ont l’espoir d’en retirer quelque chose pour elles-mêmes.»

Une pop philo

Nous ne sommes pas les seuls à avoir fait du chemin vers la philosophie. La philosophie aussi a fait un grand pas vers nous. Après avoir longtemps privilégié un langage pour spécialistes et de grands thèmes de réflexion souvent éloignés des expériences immédiates de tout un chacun, elle est devenue nettement plus «plastique», pour reprendre le terme de Philip Clark, membre du comité du Groupe vaudois de philosophie. Non pas plus simple, mais plus souple, plus touche à tout… Plus «pop»!

La «pop philosophie» est le nom donné par Gilles Deleuze, philosophe français du siècle dernier, à un courant de philosophes ayant choisi de tout penser: mode, cinéma, publicité, téléphones portables… «La philosophie d’aujourd’hui propose un travail de compréhension de notre environnement quotidien et de tous nos «attachements»», explique Philip Clark. De quoi séduire les plus matérialistes d’entre nous. Egalement fondateur de Projet Socrate, qui met en place des conférences dans les entreprises, et coorganisateur de festivals de philo en Suisse, Philip Clark estime que cette pénétration de la philosophie au sein de tous les publics «répond à un besoin de la société, qui se sent étouffée entre des messages publicitaires» ou politiques «trop brefs pour n’être pas excessivement simplificateurs, des articles qui ne rendent pas toujours compte de la réalité, des débats médiatiques qui n’en sont pas… Il y a un besoin de profondeur dans la quête de compréhension du monde. C’est là que la philo a un rôle à jouer.»

Eloge de la gratuité

De plus, il y a un plaisir réel, physique, émotionnel à penser. Un plaisir que nos vies débordées, si bien cadrées et «pressurisées» entre devoirs familiaux et tâches professionnelles, nous offrent peu le temps de ressentir. Un plaisir dont, précisément, la philosophie nous propose de jouir. «Dans un monde qui ne cesse de poser la question de l’utilité, un monde où tout ce que l’on fait devrait être «utile», «rentable», le plaisir, notamment celui de penser, est à lui-même sa propre fin», remarque Jean-Eudes Arnoux. En nous proposant de nous adonner à l’acte gratuit de penser, la philosophie nous soulage de l’omniprésente pression de l’utilitaire. En même temps – et c’est tout son paradoxe – «bien qu’«inutilitaire», la philosophie est porteuse de fruits qui profitent au «penseur»: on peut très bien penser librement le bonheur, par exemple, puis en tirer des éclairages pour plus de bonheur pour soi».

Le succès de la philosophie ne doit pas, cependant, la faire passer pour une panacée… Non, la philosophie n’a pas réponse et solution à tout. Elle n’est ni une thérapie ni une science omnipotente. Si l’on espère d’elle des recettes de bonheur ou des arguments implacables pour avoir le dernier mot dans nos discussions sur les réfugiés ou la crise écologique, on risque d’être franchement déçu. Ou de se laisser, plus ou moins longuement, bercer d’illusions par des charlatans.

Car si la démocratisation de la philo a du bon, elle a aussi son revers de la médaille. En librairie, les ouvrages de prétendus «philosophes» pullulent. Longtemps réservée à des penseurs ayant signé une œuvre incommensurable – et ayant rendu leur dernier soupir depuis des décennies, voire plusieurs siècles – l’appellation se distribue désormais avec une facilité d’où le discernement peut être absent.

Une école du doute

Survendue, banalisée, la philosophie pourrait nous faire oublier qu’avant d’être une partie de plaisir elle est un travail exigeant de la réflexion. Et qui prend du temps: elle suppose de lire, penser, comparer, débattre, méditer… jusqu’à aboutir à l’émergence d’une idée enfin personnelle, une idée vivante.

«Si le but est de se faire du bien tout de suite, il y a des substances chimiques pour cela, plaisante Jean-Eudes Arnoux. Mais ne comptez pas sur la philo pour vous y aider.» Au contraire: avec elle, il faut accepter d’être dérouté, de ne pas tout saisir, de revenir sur ses pas, se perdre, se remettre en question; bref, d’envoyer sans cesse valser ses certitudes.

La philosophie est une école du doute. A l’heure où fleurissent les marchands de bonheur préfabriqué et les donneurs de leçons, c’est peut-être son plus bel atout. Se méfier de qui propose des pensées et systèmes tout faits en remplacement de ceux dont on est en train de s’émanciper, privilégier les formes ouvertes de discussions où tous les savoirs et toutes les expériences ont la parole: c’est cela, éviter les gourous. Et c’est justement ce que la philosophie nous invite à faire, en nous exerçant à toujours plus de lucidité, de discernement et, à terme, de liberté.

Les nouveaux philosophes

Alain Finkielkraut Ce philosophe, l’un des plus médiatiques du moment (avec Michel Onfray), s’interroge notamment sur la crise de l’identité française.

Raphaël Enthoven Prof de philo, il est aussi producteur et animateur radio et télé. Ses émissions ont ouvert la voie à une nouvelle forme de divulgation de la philo dans les médias: grand public, sérieuse et pédagogique.

Frédéric Lenoir Sociologue, philosophe, romancier… il est spécialiste des religions et des spiritualités.

André Comte-Sponville Matérialiste et rationaliste, il s’est notamment fait connaître pour ses réflexions sur le bonheur et sur une spiritualité sans Dieu.

Luc Ferry Ex-professeur de philosophie et ex-ministre français de l’Education nationale, il intervient dans les médias pour débattre des questions de société telles que l’écologisme ou l’évolution des valeurs morales.

Et si on s’y mettait (au féminin)?

Non seulement la philosophie est plus que jamais vivante, mais elle s’abreuve enfin aux sources féminines. La preuve par cette sélection de trois ouvrages récents.

«Losers. Les figures perdues de l’autorité», d’Avital Ronell. La philosophe américaine est de ces penseurs contemporains qui se saisissent de tout ce qui nous environne, le décortiquent, le «déconstruisent», pour mieux nous aider à le comprendre. Après la bêtise, l’addiction, la technologie, la «guerre du Golfe»... elle s’interroge sur la «perte d’autorité», expression rebattue qui n’appartiendrait, pense-t-on, qu’à notre époque. Pas si sûr, à croire cette chercheuse de vérité... [Bayard, 2015]

«Le principe démocratie», de Sandra Laugier... et Albert Ogien. Dans un ouvrage précédent, les deux coauteurs, elle philosophe, lui sociologue, posaient la question: «Pourquoi désobéir en démocratie?» Cette fois-ci, partant une fois de plus des Indignados, Occupy Wall Street et autres mouvements de protestation revendiquant la «démocratie réelle», les deux auteurs vont un pas plus loin. Qu’est-ce au fond que la démocratie? s’interrogent-ils. Un régime politique? Ou un «principe», une méthode d’action politique et d’organisation sociale respectueuse des choix de vie de chacun? Et vous, qu’en pensez-vous? [Ed. La Découverte, 2014]

«Sans foi ni loi», de Monique Canto-Sperber. Grande spécialiste de philosophie morale, la directrice de recherche au CNRS s’interroge ici sur le poids des normes, valeurs et interdits qui pèsent encore sur l’amour. Passionnant! [Plon, 2015]

Questions à Philip Clark

Président du «Projet Socrate» et membre du comité du Groupe Vaudois de Philosophie.

La philosophie est-elle une nouvelle mode? Si c’est une mode, elle dure depuis longtemps! Mais si vous entendez par là un engouement passager, la réponse est non. Dans toutes les activités que je mène avec la philosophie, en entreprise, dans les festivals de philosophie ou les séminaires du Groupe vaudois de philosophie, je constate un véritable intérêt des gens à comprendre leur vie collective et individuelle. Ça veut dire quoi, vivre, aujourd’hui? C’est cela, leur question! Et ils sont prêts à lui consacrer du temps, de l’énergie, du travail… Car, au contraire d’une mode, la philosophie ne se consomme pas comme une barre de chocolat. C’est une démarche rigoureuse et surprenante à la fois. Mais le fait est que de plus en plus de gens, issus d’horizons divers, sont actuellement prêts à fournir cet investissement, pour réfléchir ensemble au monde contemporain.

Comment l’expliquez-vous? Selon moi, cet intérêt pour la philosophie a à voir avec la vitalité de la démocratie. Quand les gens en viennent à s’intéresser ainsi à ce qui les environnne, de manière non idéologique et non agressive, c’est le signe que la collectivité se porte bien. En Suisse, les institutions garantissent cette vitalité: les gens sont interpellés régulièrement, ils s’interpellent mutuellement… Dès que le débat social existe, la philosophie y trouve irrémédiablement sa place.

Quel est le risque, selon vous, de voir s’imposer des «gourous» de la philosophie? Je ne crois pas qu’un philosophe, aussi célèbre soit-il, puisse vouloir devenir un gourou, c’est-à-dire rassembler des adeptes qui boivent ses paroles. Ou alors ce n’est pas un philosophe! Cela dit, il faut distinguer les quelques philosophes médiatiques et les très nombreux philosophes qui travaillent et restent en dessous du radar des journalistes. Il y a en effet des philosophes «stars»… en France! Et c’est, je crois, parce que dans ce pays, actuellement, la démocratie est partie en vrille. Quand les gens ne se sentent plus représentés, compris et entendus par leur système politique, le risque est grand de voir disparaître le débat philosophique collectif au bénéfice de la fascination pour quelques figures de philosophes. Ce n’est plus l’échange d’idées et d’expériences qui compte dans ce cas, mais une personnalité, un tempérament dont la valeur ne sera pas seulement mesurée à la justesse de ses propos mais à sa capacité à se justifier.

En quoi, au fond, les démarches de ces deux publics diffèrent-elles? D’un côté, ce sont des gens qui se tournent vers un philosophe par dépit, parce qu’ils se sentent perdus ou abandonnés par leur système politique. De l’autre côté, dans ce que je vois ici en Suisse, ce sont des gens qui viennent à la philosophie par curiosité, avec l’idée d’expérimenter leur propre pensée dans un cadre collectif. Les deux démarches sont radicalement différentes: signe d’un catastrophisme ambiant pour l’une, signe d’une joyeuse vitalité démocratique pour l’autre.

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